Introduction

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Introduction

• Celui qui n’est pas capable de se connaître le sera encore moins de se corriger.

• Baltasar Gracian

 

• Axiomatique des sentiments. Titre étrange. Les sentiments pourraient se prêter à une axiomatique ? Sentiment et axiome sont pourtant des notions venues de mondes fort éloignés : le monde turbulent et insaisissable des affects d’un côté, le monde immuable et rigoureux de la logique de l’autre côté. Ce livre cherche précisément à élaborer une passerelle entre ces deux mondes. Au premier regard, cette passerelle peut paraître fragile. Il n’y a pas à s’en étonner. Car, bien évidemment, la logique n’a pas été conçue pour rendre compte des sentiments. Or la pensée, elle, même quand elle délire, a toujours un fondement logique. Il doit donc certainement être possible d’apporter dans l’analyse du sentiment un peu de clarté logique.

Mais il existe de nombreuses logiques. La logique du mystique, par exemple, a peu à voir avec la logique de l’analyste financier. L’une et l’autre, pourtant, sont des logiques. Quelle est alors la logique qui conviendra à l’analyse du sentiment ? Réponse (nous justifierons cette réponse) : la logique littéraire. La littérature fonctionne selon la logique particulière des sentiments. Précisons que j’emploie le mot « littérature » au sens large, un sens qui inclut la totalité des arts narratifs : écriture théâtrale ou cinématographique, romans, poèmes narratifs, récits historiques, presse quotidienne, etc. Et aussi, bien sûr, proverbes, dictons, adages.

La façon dont nous emploierons la littérature ne s’apparente en rien, soulignons-le, à une critique littéraire. Il ne s’agit pas de parler de la littérature mais d’en faire le moyen d’accès au sentiment. Nul mieux que Marcel Proust n’a exprimé ce type de rapport, quasi instrumental, à la littérature : « l’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur pour lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eut peut-être pas vu en soi-même »[1]. Qu’advient-il lorsqu’on prend la littérature comme moyen d’observation du sentiment, comme un télescope du sentiment ? C’est la question que nous poserons.

L’axiomatique des sentiments comme analyse des relations humaines

L’axiomatique des sentiments se présente comme une méthode d’analyse des relations humaines. En d’autres termes, c’est la relation des humains entre eux, en tant qu’elle est génératrice de sentiments, qui constitue l’objet propre de l’axiomatique des sentiments. La « méthode axiomatique » appliquée au sentiment ne constitue donc pas du tout une nouveauté. Bien au contraire. Il s’agit de quelque chose de très ancien. Quelque chose qui se pratique depuis toujours sans qu’on n’ait, jusqu’ici, jugé utile de lui donner un nom spécifique et de l’analyser en tant que tel. Théognis, Salomon, St Augustin, Montaigne, La Rochefoucauld, Spinoza, Nietzsche sont autant d’axiomaticiens du sentiment avant la lettre (et ce n’est là, on s’en doute, qu’une liste très abrégée). Si l’idée d’axiomatique des sentiments possède quelque chose de nouveau, c’est donc uniquement dans la dénomination de cette activité qui est proposée et dans l’identification de ses procédés propres. Nommer est le premier temps de toute analyse. Nous allons donc analyser une activité très ancienne qui consiste à tenter de voir clair dans ce que sont les sentiments que nous éprouvons. Et la littérature sera une aide précieuse dans ce projet.

La démarche générale de la littérature consiste, comme on sait, à introduire dans des personnages de fiction les intuitions individuelles de l’auteur. Ce procédé, très fécond pour la psychologie, n’a pas reçu une pleine reconnaissance académique en tant que voie d’approche de problématiques philosophiques. Certes les chefs-d’œuvre de la littérature universelle sont présentés, de nos jours, dans des enseignements de tous niveaux, commentés, analysés, célébrés. Mais cette reconnaissance a lieu dans le champ des études littéraires et déborde plus rarement sur la philosophie. L’un des buts de l’axiomatique des sentiments sera de faire apparaître la valeur philosophique de productions non philosophiques et surtout de fournir le moyen de passer d’un champ à l’autre. L’axiome sera précisément l’opérateur de conversion permettant de passer du champ littéraire (descriptif) au champ philosophique (spéculatif). C’est pourquoi la notion d’axiome joue un rôle central dans l’ensemble des analyses qui suivent.

Le mot « axiome », explique Robert Blanché dans son livre L’axiomatique[2], « a cessé aujourd’hui d’évoquer l’idée d’évidence et celle de règle pour ne retenir que celle de principe posé hypothétiquement ». Les axiomes seront ici des expressions littéraires brèves, analogues aux proverbes, aux adages, aux dictons. Nous cherchons donc à imiter la méthode qui a pu concourir à générer ces brèves assertions. Les axiomes sont des proverbes natifs, des proverbes qui tentent de venir à l’existence. On s’est, jusqu’ici, assez peu intéressé au mode de fabrication des proverbes. On les prend, le plus souvent, comme des expressions toutes faites. On cherche, éventuellement, à élaborer un discours érudit à leur sujet comme le fait la parémiologie qui est, précisément, l’étude des proverbes. Mais on ne se demande pas comment ils ont été produits, sur la base de quelles observations, en suivant quel procédé de fabrication. Dans l’axiomatique des sentiments, on cherche au contraire à repérer ce mode de fabrication et à le faire fonctionner à neuf. On cherche à voir comment on peut dériver une formule proverbiale d’une situation observée (ou imaginée) en étant attentif au procédé qui est mis en œuvre dans un tel déploiement.

Lorsque, lisant un journal, nous suivons l’évolution des relations diplomatiques ou militaires entre deux pays et que nous établissons un parallèle avec l’évolution de nos rapports avec certaines de nos connaissances, ou que nous croyons voir s’éclairer, après coup, les conditions qui ont créé une dispute, une rupture, une discorde par nous mal comprise sur le moment ou bien le changement d’attitude d’une personne à notre égard, nous entrevoyons le lien entre le sentiment (phénomène privé) et la politique (phénomène public). La méthode axiomatique appliquée aux sentiments permet d’éclairer ce phénomène en s’inspirant des mécanismes que l’on voit à l’œuvre dans les proverbes.

Sur cette remarque, nous présentons le premier axiome de la série qui forme cet ouvrage.

[1] Marcel Proust, Le temps retrouvé, 1927.

[2] Robert Blanché, L’axiomatique, 1955.