Entretien avec Yaël Hazan

Entretien avec Yaël Hazan
Photo Robert Keane
Entretien avec Yael Hazan

Conversation avec mon clone sur la passion amoureuse

• Pascal Nouvel, pourquoi avez-vous écrit ce livre ? 

De formation initiale, je suis scientifique. Lorsque je me suis tourné vers la philosophie, je me suis intéressé aux sentiments qui sont à la source de l’esprit scientifique. C’est le sujet de mon précédent livre : L’art d’aimer la science. Cependant, je me suis vite aperçu que la question des sentiments, que j’avais abordée à travers le biais très particulier des sentiments du scientifique à l’égard de sa propre activité, avait été traitée de longue date par la tradition philosophique, de Platon à Foucault. C’est ainsi que j’en suis venu à m’intéresser aux sentiments en général. La passion amoureuse est certainement le sentiment sur lequel nous avons les documents les plus nombreux et les plus divers. Elle représente, en quelque sorte, la quintessence du sentiment. Je m’y suis donc intéressé comme à un moyen de généralisation des thèses avancées dans L’art d’aimer la science.

Quelles sont les grandes idées du livre ?  ?

Il y en a une seule en fait. C’est la suivante : le sentiment amoureux est constitué de deux composantes, il a deux racines. L’une est nommée « démoniaque » et l’autre « destinal ». Le démoniaque représente la part de la séduction, du paraître et de l’immédiat ; le destinal représente l’inquiétude sur la pérennité du sentiment, sur le devenir du couple, sur le destin de la passion. A partir de cette idée très simple, un certain nombre de situations sont analysées. Prenez par exemple un couple comme vous en trouvez des milliers l’été dans les stations balnéaires. Si vous l’observez attentivement, vous allez voir que les attitudes entre les deux membres du couple sont très changeantes et variables. Elles oscillent constamment entre les marques de l’affection la plus tendre et les signes d’une sourde hostilité. D’où provient cette situation ? Pourquoi le sentiment n’est-il pas stable, constant, régulier ? Pourquoi connaît-il sans cesse des variations et même des inversions ? Réponse : parce qu’à l’intérieur du sentiment le démoniaque et le destinal se livrent une lutte constante. C’est ce phénomène qui est analysé dans le livre. Il arrive que le démoniaque et le destinal marchent ensemble et avancent, pour ainsi dire, la main dans la main. C’est alors que naît l’état amoureux proprement dit. Mais, comme on sait, cette situation est rare et fragile.

A quelle tradition culturelle se rattache ce livre ?  ? 

Il y a, en France en particulier, une longue tradition d’essais sur le sentiment amoureux. Cela commence avec Stendhal et son De l’amour au dix neuvième siècle (on pourrait, si on voulait, remonter à Rousseau ou aux lettres d’Héloïse et Abbelard). Plus près de nous, vous avez les Fragments d’un discours amoureux de Rolland Barthes qui me paraissent très proches de la Conversation. Ces livres ont une caractéristique commune : ce ne sont ni tout à fait des romans, ni tout à fait des essais. Ils sont quelque chose d’intermédiaire, entre les deux. Je pense que ce n’est pas un hasard. C’est le thème de la passion amoureuse qui veut cela.?Par ailleurs, vous avez, sur la même thématique, des livres qui se déportent davantage du côté de l’essai comme Le nouveau désordre amoureux d’Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner ou Théorie du corps amoureux de Michel Onfray, ou bien au contraire davantage du côté du roman comme les livres de Michel Houellebecq.

La psychanalyse s’est aussi beaucoup intéressée au sentiment amoureux, pourquoi n’en parlez-vous pas ?

Pour deux raisons. La première, plutôt superficielle, est que d’autres l’ont déjà fait (Christian David a publié en 1971 un livre intitulé L’état amoureux dans lequel il présente un grand nombre de vues et de commentaires sur la question envisagée d’un point de vue psychanalytique). La seconde, plus profonde, je crois, est que le vocabulaire et l’angle d’approche de la psychanalyse ne me paraît pas approprié lorsqu’il s’agit du sentiment amoureux. Le vocabulaire de la psychanalyse a été forgé pour analyser des pathologies psychiques. Il n’est pas certain qu’il soit adéquat lorsqu’on sort du domaine du pathologique. Dans le livre que je viens de citer de Christian David, par exemple, l’analyse est menée avec l’outillage habituel des psychanalystes : fantasmes, traumatismes, travail de deuil, transfert, etc. Nous sommes sur le terrain de l’analyse d’une pathologie. Mais ce qu’il y a de dynamique, de vivant, le positif dans la passion : tout cela, la psychanalyse n’a pas les mots pour le dire (pour paraphraser un titre célèbre de la littérature psychanalytique populaire).

Il est question d’un clone, pourquoi ?  ? 

Le clone fonctionne comme un artifice littéraire. La conversation ne porte pas du tout sur la question du clonage. Ce qui est intéressant dans cette figure du clone, c’est qu’elle représente à la fois ce qui est le plus proche de soi-même et ce qui est décalé dans le temps. Ainsi, le clone est une incarnation du passé. Il permet d’illustrer un dialogue avec son propre passé. C’est cela que j’ai retenu et qui m’a intéressé dans cette figure du clone. A ma connaissance, c’est la première fois que l’on fait usage d’un clone dans un contexte philosophique (ou même littéraire) pour les possibilités rhétoriques qu’il représente. Toutes les discussions sur le clonage tournent autour de la question de savoir si il faut ou non autoriser cette technique, mais non autour de la question de savoir ce que l’on pourrait dire à son clone. Les fictions sur ce thème ont aussi plus ou moins la valeur de mise en garde. Ici, le clone est simplement un moyen d’illustrer un dialogue avec soi-même.

Certains passages de votre livre sont assez provocateurs pour les féministes et même pour les femmes. Est-ce que vous êtes misogyne ?

Pas du tout. Un tel jugement procèderait d’une erreur de lecture. Je présente certains raisonnements qui doivent être placés dans leur contexte. Lorsque, par exemple, on rencontre des passages hostiles à la liberté des femmes, ce n’est pas un philosophe qui parle, mais un amant délaissé. Quel est l’amant délaissé qui n’a pas maudit les femmes « en général » ? Quelle est la femme trompée qui n’a pas maudit les hommes « en général » ? C’est le processus de formation de ces pensées qui m’intéresse, la manière dont le sentiment devient la pensée. Cela passe par une exposition des pensées en question. Mais cela ne signifie évidemment pas que je milite pour ces idées. La seule idée pour laquelle je milite est que la compréhension des sentiments est un moyen d’acquérir plus de liberté à leur égard.

S’agit-il d’un livre autobiographique ? 

Non, absolument pas. Aucune des anecdotes qu’on trouve dans ce livre ne m’est réellement arrivée. Tout est entièrement inventé. En revanche, les réflexions qui sont présentées autour de ces anecdotes sont toutes rigoureusement vraies au sens où elles sont effectivement des pensées que j’ai pu avoir en rencontrant certaines situations (souvent très éloignées de celles auxquelles elles sont rapportées dans le livre). C’est ainsi que le livre est composé de brefs paragraphes qui ont à peu près tous la même structure : en premier lieu une anecdote introductive qui est fictive, en second lieu une présentation des pensées rattachées à cette fiction. Pour être complet, il faut ajouter la troisième couche qui est celle de la réflexion sur ces pensées elles-même. On a ainsi cette structure feuilletée (c’est bien pour un livre) qui est, je crois, caractéristique de l’expérience que j’ai tentée avec ce livre : une couche de fiction, une couche de pensée immédiate, une couche de pensée réflexive.