Axiome 73

Axiome 73

Axiome 73.   Il y a une dissymétrie fondamentale entre les jugements que nous portons sur nous-mêmes et ceux que nous portons sur les autres

• Je trouve anodin de désirer une femme, mais mon amie, qui a vu ou deviné mon désir, s’en trouve meurtrie. Cet axiome aurait pu s’écrire tout aussi bien de cette manière : « On trouve innocent de désirer et atroce que l’autre désire. » Et il aurait pu se poursuivre ainsi : « Et ce contraste entre ce qui concerne ou bien nous ou bien celle que nous aimons n’a pas trait au désir seulement, mais aussi au mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui, qu’il s’agisse de masquer, par exemple, les faiblesses quotidiennes d’une santé qu’on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d’aller, sans froisser autrui, à la chose que l’on préfère ? Il est l’instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé. Or c’est lui que nous avons la prétention de bannir de la vie de celle que nous aimons, c’est lui que nous épions, que nous flairons, que nous détestons partout. Il nous bouleverse, il suffit à amener une rupture, il nous semble cacher les plus grandes fautes, à moins qu’il ne les cache si bien que nous ne les soupçonnions pas. Étrange état que celui où nous sommes à ce point sensible à un agent pathogène que son pullulement universel rend inoffensif aux autres et si grave pour le malheureux qui ne se trouve plus avoir d’immunité contre lui ! » (Proust, La prisonnière). C’est l’axiome fondamental et central de toute vie de relation.

Gracian dit, lui aussi, qu’« une parole paraît aussi offensante à celui qui la recueille et la pèse qu’elle paraît de peu de conséquences à celui qui la dit. » C’est encore une manière d’exprimer la loi de dissymétrie fondamentale des jugements : ce que nous faisons subir à autrui (infime méchanceté, petit mensonge, brève trahison), nous le jugeons anodin et sans conséquence. Mais lorsque nous apprenons que nous sommes nous-mêmes traités de façon analogue, quelle cuisante humiliation ! Quelle rage ! Quelle vengeance en perspective (si nous parvenons à nous venger) ! La chose qui nous paraît si légère quand nous la faisons subir à autrui est lourde et insupportable, quand nous avons nous-mêmes à la subir.

Là encore, on peut remarquer que les stoïciens avaient parfaitement vu ce point : « l’esclave d’un tel vient de lui casser sa coupe, nous disons tout de go : « ce sont des choses qui arrivent. » Mais quand ce sera le tour de la tienne, sache que tu devras montrer exactement le même sang-froid. » L’idéal stoïcien revient donc à une mise à distance de l’axiome fondamental, une tentative d’annulation de ses effets.

C’est exactement le contraire de ce qu’aurait pu laisser prévoir le mécanisme qu’on suppose être celui des neurones-miroirs qu’on voit ici se manifester. Ces derniers (d’après les vertus qu’on leur prête) auraient dû nous conduire à apprécier de façon équitable notre propre situation et celle d’autrui. Ce n’est pourtant pas ce qu’on constate : ce qui nous paraît dérisoire, sans conséquence, sans importance, blesse celui qui le reçoit et lui inflige des terribles douleurs. Et ce n’est pas seulement aux paroles que ce principe s’applique, mais plus encore à nos désirs, comme on l’a vu avec Proust. Une autre manière d’exposer la même idée consiste à opposer honnêteté et impartialité, comme le fait Goethe : « Je peux promettre d’être honnête, mais pas d’être impartial ».

Il est question, par exemple, dans un journal, d’un « épisode réduisant à néant les chances qu’avait un tel d’obtenir ceci ou cela, etc. » : et nous constatons, en le lisant, qu’un pareil récit nous laisse indifférents. Nous voyons sans difficulté la ligne qui va de la cause à la conséquence et nous la trouvons logique. Celui qui a fauté doit en assumer les conséquences. C’est justice ! Mais qu’une chose semblable nous arrive à nous-mêmes et nous hurlons à l’injustice, au contraire. Nous ne sommes pas, pourtant, hypocrites. Nous jugeons qu’un tel a fait une sottise et que sa disgrâce, qui en est la conséquence, est logique. Mais si c’est nous qui avons fait la sottise, la chose résonne tout autrement. Car nous ne raisonnons plus à partir de la sottise qui serait, tel un regrettable incident, venue obscurcir notre renommée, mais à partir du sot que nous sommes alors à nos propres yeux. Être sot, voilà qui a une résonance existentielle bien différente de « avoir fait une sottise ». Combien nous sommes généreux quand il s’agit d’expédier des jugements de la forme : « il est sot » ou « c’est un imbécile » ; combien nous sommes avares lorsqu’il s’agit de voir que la chose vaut aussi parfois pour nous. Notre orgueil nous préserve du jugement que nous réservons aux autres. Différence simple et essentielle. Tant que nous en restons à « j’ai fait une sottise », l’hypothèse qu’une sagesse ultérieure se verra révélée par les conséquences de ma sottise n’est pas absurde (Axiome 20 : Certaines de nos sottises sont aussi nos futures sagesses). Mais si je suis sot, il est inutile d’espérer un pareil rebondissement favorable.

Cet axiome peut être considéré comme l’axiome fondamental de la relation à autrui. La vie humaine est une lente compréhension de la profondeur de cet axiome. On pourrait en dire ce que Goethe disait de la vérité : « les gens sont chagrinés de voir que le vrai est aussi simple ; ils devraient penser qu’ils auront encore bien du mal à le mettre en pratique pour en tirer profit. » C’est parce que nous ne vivons pas dans la même réalité que nos semblables que naissent les différences de jugement entre eux et nous. Mais c’est surtout parce que notre réalité ne peut pas ne pas nous sembler plus réelle que celle de nos semblables que cette situation prend un tour existentiel insoluble.

Le point de départ de toute éthique devrait, en toute rigueur, être celui-là et celui-là seul. Spinoza l’a identifié comme point central de l’action comme tous les penseurs qui se sont penchés d’une manière non dogmatique sur les problématiques de l’éthique : « la raison ne demande rien contre la nature ; elle demande donc que chacun s’aime soi-même, qu’il cherche l’utile qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui est réellement utile, et qu’il désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une plus grande perfection ; et, absolument parlant, que chacun s’efforce, selon sa puissance d’être, de conserver son être. »[1] Kant, dans son impératif catégorique (« faire que les maximes qui gouvernent ton action puissent valoir pour l’humanité entière »), ne fait rien d’autre qu’annuler dogmatiquement le constat dont nous venons de parler. Il place, dès lors, la réflexion morale dans l’espace éthéré d’une pure spéculation idéale qui ne rencontre que rarement la vie concrète des hommes.

La négociation des points de vue, l’éthique de la discussion, la politique comme consensus, tout cela n’est concevable que pour autant qu’on fasse abstraction de cet axiome fondamental. Mais, dès lors que nous comprenons l’axiome, que nous nous pénétrons de sa vérité, la discussion peut s’enclencher sur des bases qui rencontrent la réalité concrète du vécu des hommes. Et elle prend alors nécessairement un aspect insoluble. Car elle ne saurait déboucher sur autre chose que sur le constat d’un rapport de force. L’éthique de la discussion reconnaît le premier moment de l’axiome (la différence des opinions entre les hommes) mais ne va pas jusqu’à envisager la conséquence du second (l’impossibilité d’être impartial).

Il semble qu’en admettant le principe d’un inévitable déséquilibre du jugement, nous fassions droit au déséquilibre lui-même. Si on admet que chacun juge selon ses intérêts, quelle raison peut-on invoquer pour inciter autrui à refréner sa propre tentation d’être inéquitable ? Après tout, chacun se bat pour ses idées. N’est-ce pas là très précisément ce que nous avons désigné comme « essence de l’homme » ? D’autre part, chacun combat en faisant valoir ses avantages d’une façon qu’il sait lui-même être exagérée, mais qui se justifie dans la mesure où les autres ont aussi tendance à produire le même genre d’exagération. En d’autres termes, tout cela semble nous conduire tout droit, si on s’en tient à cette seule tendance, à une surenchère de comportements tous plus vaniteux les uns que les autres. Et, certes, il n’est pas difficile de prendre nos contemporains en flagrant délit de vanité. La vanité, cependant, se cache et ne se déclare pas (j’ai rarement entendu un aveu de vanité de la bouche d’un homme, même sous la forme de la contrition : « hélas ! Comme je suis vaniteux ! » Dans l’intérêt de sa vanité elle-même, l’homme vaniteux doit éviter de la montrer. Et, par conséquent, il doit la déguiser. Et ce réflexe est une sorte de gendarme social spontané qui modère la tendance à la vanité. Il n’y a donc pas de raison objective de désespérer fondamentalement d’une société de vaniteux. Même s’il est certain que l’idée d’une telle société provoque aussi un peu de dégoût.

[1] Spinoza, Ethique IV, prop. XVIII, scolie.