Axiome 11

Axiome 11

Axiome 11.   Certaines maximes morales fonctionnent comme des régulateurs du sentiment

• Les maximes morales sont des propositions qui ont la particularité d’être à la fois des indications et des incitations. Donc des propositions qui, dans le même temps, prétendent dire ce qui est et incitent à l’accepter. L’une des questions qu’il nous faudra poser est de savoir si les morales traditionnelles, par exemple les morales qu’on trouve exprimées dans les textes religieux, dans les maximes delphiques ou chez certains auteurs antiques ou modernes dits « moralistes », ne constituent pas des embryons d’axiomatique des sentiments. En d’autres termes, nous aurons à nous demander si la démarche axiomatique appliquée aux sentiments ne nous permet pas de retrouver les racines cachées de certaines morales courantes (qu’elles relèvent ou non d’une tradition religieuse). Si depuis Nietzsche il est devenu habituel de supposer que les religions instillent dans les cultures des éléments moraux qu’on retrouve en dehors de ces mêmes traditions, nous poserons ici la question inverse qui est de savoir si les religions n’ont pas puisé, obscurément, leur message moral dans une sorte d’intuition de l’axiomatique des sentiments incomplètement découverte.

Commençons par énoncer une de ces maximes afin de remonter à ses éléments constitutifs. Par exemple : « Renonce à ceci si tu veux t’emparer de cela ». C’est là une maxime de la vie morale. Par elle, en un éclair, nous sommes plongés au cœur des dilemmes du sentiment : nous ne pouvons avoir tout ce que nous désirons. Il nous faut choisir. Sur les choses les plus insignifiantes, à chaque instant, il faut que l’homme choisisse ce qu’il est et ce qu’il devient. Il lui faut choisir d’être ceci ou cela, d’être comme si ou comme ça. Pensée exaltante et accablante à la fois. « Il y a trop de possibles pour le réel », disait Jankélévitch. Chefs de guerre que nous sommes sur le champ de bataille anarchique des désirs, nous devons imposer une discipline sans laquelle aucun projet cohérent ne serait réalisable. Immanence anarchique de nos désirs : tant de désirs sont, en nous, fabriqués en vain. Nous désirons infiniment plus que nous n’accomplissons et ne pouvons même accomplir. Pourquoi, d’ailleurs, faudrait-il faire barrage au désir dans sa puissance bourgeonnante ? André Gide pose aussi cette question lorsqu’il fait dire à Ménalque, dans Les nourritures terrestres[1] : « La nécessité de l’option me fut toujours intolérable : choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais pas. Je comprenais épouvantablement l’étroitesse des heures, et que le temps n’a qu’une dimension : c’était une ligne que j’eusse souhaité spacieuse, et mes désirs en y courant, empiétaient nécessairement l’un sur l’autre. Je ne faisais jamais que ceci ou cela. Si je faisais ceci, cela m’en devenait aussitôt regrettable et je restais souvent sans plus oser rien faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose. »

On connaît la réponse commune au dilemme : le désir, lorsqu’il entre dans le domaine de sa réalisation, implique le désir d’un autre et ainsi devient pacte. Il doit alors être mutilé pour éviter la souffrance qu’induirait, chez l’autre, la rupture unilatérale du pacte. Pour éviter que l’autre ne souffre, j’occis les désirs montants en moi. Je fais le tri. Ne conservant que ceux qui sont conformes au pacte. Cette discipline, ce sont nos choix. Mais, continue Gide : « choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité. De là me vient un peu de cette aversion pour n’importe quelle possession sur la terre ; la peur de n’aussitôt plus posséder que cela. »

Cependant, à celui qui a fait une erreur dans un choix (ou qui croit avoir fait pareille erreur), il arrive d’éprouver divers sentiments dont l’intérêt moral est peut-être encore supérieur à la maxime qui vient d’être énoncée tant les sentiments montrent ici leur force impulsive brute. Celui qui reconnaît son erreur dans un choix crucial peut, par exemple, éprouver l’envie de se pulvériser dans l’atmosphère, de disparaître. Non pas une envie de suicide, mais quelque chose de plus joyeux, bien que le résultat en soit identique. Que les particules qui le constituent soient, d’un coup, rendues à l’univers d’où elles proviennent dans un mouvement d’effervescence effréné : voilà son désir. Son être se dissoudrait dans l’espace, pris dans un pétillant festin. On trouve une belle description d’un sentiment assez proche dans Ferdydurke de Witold Gombrowicz, bien que la description comporte ici une dimension d’inquiétude et d’angoisse qui n’est pas indispensable au tableau du sentiment dont nous parlons :

C’était la crainte du néant, la panique devant le vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuses, terreur de la dissolution et de la fragmentation, frayeur devant la violence que je sentais en moi et qui menaçait dehors et le plus grave était que je sentais sur moi, collée à moi, sans cesse, comme la conscience d’une dérision, d’une raillerie, liée à toutes mes particules, d’une moquerie intime lancée par tous les fragments de mon corps et de mon esprit.

Dissolution de toutes les particules, de toutes les cellules formant le corps : la sensation est physique, concrète, matérielle. Fragmentation : nos pensées, nos affects, se fragmentent à chaque instant pour permettre leur propre évolution, leur propre adaptation aux circonstances changeantes de notre vie.

Mais n’est-il pas exact que c’est là aussi ce que notre corps spontanément fait à chaque instant ? N’est-il pas exact, comme l’avait pressenti Héraclite, que tout, même notre corps, s’écoule et échange sa matière contre une autre en permanence ?[2] La science a fait d’importants progrès depuis Héraclite. Et cependant, cette pensée demeure entièrement exacte et indépassable. Nous disposons de beaucoup plus de détails que ne pouvait en avoir Héraclite sur les mécanismes qui permettent la vie. Nous savons que le corps humain, comme celui des animaux, comme celui des plantes, est composé de cellules. Nous savons que ces cellules sont elles-mêmes composées d’atomes et nous savons que ces atomes effectuent une sorte de balai sans fin dans ces cellules et donc dans notre corps : constamment un atome est remplacé par un autre du même type. Cet atome de carbone qui, il y a un instant encore, était une partie de la poire que nous croquions dans la fraîcheur du soir d’automne est maintenant sur le point d’être intégré dans nos cellules où il va prendre la place d’un autre atome de carbone qui, lui, sera évacué de notre corps. Et tout se passe comme si d’innombrables ouvriers travaillaient sans relâche à renouveler notre corps avec de nouveaux matériaux. C’est pourquoi Claude Bernard dit : « la vie c’est la mort, la vie c’est la création ». Double mouvement fondamental de destruction et de création dont celui qui voudrait se dissoudre dans l’espace, en somme, souhaite bloquer l’aspect créatif pour ne conserver que l’aspect destructif.

Ainsi, le délire d’effervescence n’est-il que trop bien réalisé dans les faits. Il est seulement contrebalancé par un incessant mouvement de création de soi. Et, quand nous sommes fatigués de nous-mêmes, il semble que ce soit ce mouvement de création qui nous fatigue. De sorte que nous imaginons que seul l’autre mouvement pourrait demeurer, nous entraînant progressivement à nous fondre dans l’air. Si nous enlevons cette fatigue, si nous redonnons son tonus à l’être, alors nous voyons qu’il est le siège de ce processus capital dans tout ce qui est vivant au point qu’on pourrait le soupçonner d’être l’essence du vivant : le processus de destruction créatrice. Nous possédons, sous la forme d’une intuition immédiate, une connaissance de ces phénomènes élémentaires, comme le montre le désir de se fondre dans l’atmosphère.

Grâce à ce sentiment si particulier, il va nous être maintenant possible de caractériser le fondement du sentiment moral en établissant sa similitude avec ces processus vivants. Dans le chapitre qui suit, nous allons examiner la généralité de la notion de destruction créatrice.

[1] André Gide, Les nourritures terrestres, 1897.

[2] Héraclite, Fragments.