Axiome 45

Axiome 45

Axiome 45.   La notion stendhalienne de « cristallisation » est juste, mais incomplète

• Revenons à la rencontre. Stendhal a écrit, à ce sujet, des choses devenues depuis fort célèbres : la rencontre, dit-il, peut amorcer un processus de « cristallisation ». C’est ainsi qu’il a nommé ce phénomène parce qu’il lui rappelait ce qu’on observe dans les mines de sel de Salzbourg où on jette des rameaux d’arbre qu’on ressort couverts d’une brillante pellicule cristalline, éclatante et frémissante de rayons. La même chose aurait lieu, selon lui, lorsque nous dotons un être de beautés et que nous l’aimons, ensuite, du fait de ces beautés. Nous ajoutons à cet être cette pellicule cristalline qui va le rendre, à nos yeux (et peut-être à eux seuls), désirable. Derrière cette métaphore ingénieuse se cache toute une théorie des sentiments. Théorie selon laquelle notre esprit « ajoute », grâce aux « organes des sentiments » progressivement à autrui des qualités qui nous le font trouver désirable. Le désir, selon Stendhal, va donc croissant. Pareille hypothèse est sans doute plausible. Que se passe-t-il dans un esprit humain après qu’il a rencontré une personne qui enclenche chez lui un désir ? Stendhal avance cette hypothèse : un processus s’engage par lequel s’agrège progressivement, autour de l’idée de la personne, tout un ensemble d’idées annexes qui vont constituer notre attachement à cette personne.

Je pense pourtant que les choses ne se passent pas, ou du moins pas toujours, comme Stendhal le prétend, mais exactement dans le sens opposé. Je crois, en effet, que les êtres nous apparaissent, tout d’abord, comme désirables. Et il me semble que Baudelaire serait de mon avis, lui qui décrit le sentiment comme jaillissant d’un coup bref et imprévisible. Autrement dit, les êtres nous apparaissent d’emblée couverts de cette pellicule cristalline qui les rend somptueux à nos yeux. Et puis, à mesure que nous faisons connaissance de qui ils sont, la pellicule se dégrade, s’écaille. Et nous nous disons non plus que nous aimions, mais que nous croyions aimer. Parfois, ce processus de dégradation a lieu très vite. Parfois, au contraire, très lentement. C’est en découvrant ce que les êtres contiennent que nous cessons progressivement de les désirer. On prête d’abord mille vertus à celui qu’on vient de rencontrer pour les retrancher ensuite plus ou moins rapidement. Tant de fois j’ai rencontré des êtres qui m’ont paru infiniment désirables dans le quart d’heure qui a suivi, assez vivement désirables dans la demi-heure, désirables sans plus dans l’heure et les jours suivants. Puis à peine plus désirables qu’un vieil oncle. Tant de fois que je ne puis croire que cette expérience ait été réservée à ma seule personne. Je crois plutôt qu’il s’agit de l’expérience commune du désir. La courbe naturelle du désir est de partir de très haut et de diminuer progressivement.

Ce qui veut dire que nous nous trompons lorsque nous disons que le sentiment commence avec la rencontre. En fait, il a dû commencer avant. Sinon, la personne ne nous paraîtrait pas si immédiatement désirable. Nous formons, par avance, des désirs. Si bien que les rencontres que nous faisons peuvent nous sembler être la réalisation de quelque chose qui préexistait, quelque chose qui avait été conçu avant que la rencontre ne survienne concrètement. La rencontre n’est alors que le moment de déclenchement du processus chimique par lequel nous réalisons l’erreur qui se cache dans cette formation spontanée de l’illusion. Nous abordons l’autre avec toutes sortes de préjugés sur ce qu’il est et sur ce qu’il peut nous apporter. Nous sommes, ensuite, en partie, dissuadés. Connaître quelqu’un, c’est donc tout autant découvrir l’erreur de nos préjugés qu’apercevoir des choses que nous ne soupçonnions pas. C’est entrer dans un processus de cristallisation qu’équilibre aussi un processus de décristallisation.

Il y a donc là deux principes qui paraissent s’opposer : un principe d’addition et un principe de soustraction. Ce qui fait un sentiment réel pour une personne tient-il dans les images qu’elle m’a fournies et qui se sont agglomérées autour d’elle ? Ou bien est-ce l’inverse : le sentiment est formé par les images qui me restent à l’issue d’un processus qui donnait initialement tout crédit à ce que nous avions cru apercevoir et qui s’est ensuite trouvé démenti par la réalité ? Ou encore, peut-être, une sorte de mixte des deux processus ? En d’autres termes, nous avons deux genres d’idées concernant les autres : les idées qui fabriquent le désir et les idées qui le détruisent, les idées qui cristallisent et celles qui décristallisent. Et, après la rencontre, ces deux processus sont enclenchés. C’est la marche du sentiment assurée par les organes qui sont capables de le produire. D’une personne rencontrée, nous avons soustrait certaines qualités que nous lui avions prêtées par provision et nous lui en avons ajouté d’autres qui ne nous étaient pas initialement apparues. Stendhal, avec son idée de cristallisation, nous a livré quelque chose de très beau, comme l’est la vérité. Mais aussi d’incomplet. Cependant, il est facile de compléter la formule qu’il a proposée. Double processus en équilibre instable de cristallisation et de décristallisation : telle est la rencontre.

Mais toutes les rencontres que nous faisons ne sont pas automatiquement positives. Certaines débouchent sur une immédiate et instinctive antipathie. Et, en vertu des propriétés empathiques de notre système miroir, nous sommes capables de nous représenter cette antipathie quand c’est nous qui la déclenchons chez autrui. Nous la sentons. C’est alors que nous pouvons trouver utile d’avoir, pour ainsi dire à portée de neurone, des formules adaptées à la situation.