Axiome 3

Axiome 3

Axiome 3.   On ne peut pas plaire à tout le monde, dit-on

• Cet axiome prend la forme d’un dicton populaire. Mais il n’existe aucune raison de principe qui devrait nous faire exclure une forme de sagesse populaire de l’axiomatique des sentiments. La formule « on ne peut pas plaire à tout le monde » possède ce que doit posséder toute formule de sagesse : une vertu calmante, utile face aux inévitables désagréments de la vie ordinaire. Un Manuel d’Épictète en plus court, en plus portatif encore. Elle s’adresse, en priorité, semble-t-il, à celui qui vient de subir l’une de ces offenses microscopiques dont la vie commune est tissée, sans gravité, mais agaçante comme les ronces pour le marcheur. Elle lui rappelle que la contrariété qu’il éprouve est inévitable. Aucun monde n’a jamais mis ses habitants dans la situation de plaire toujours et à tous. Et toi qui éprouves le sentiment d’avoir déplu, songe, nous dit le proverbe, que c’est inévitable (Spinoza, dans son Éthique, remarque à plusieurs reprises que nous supportons mieux une contrariété dès lors que nous constatons qu’elle est inévitable : c’est le même mécanisme qu’enclenche ici le proverbe).

Peut-être entend-on aussi autre chose dans ce même proverbe. Quelque chose de plus profond. Peut-être entend-on que pour plaire à ceux qui nous aiment, il faut déplaire à d’autres : celui qui me plaît, pourquoi me plaît-il ? Parce que son attitude exprime des valeurs (voir, à ce sujet, l’Axiome 25 : La valeur est ce pour quoi on est prêt à combattre) et, en l’aimant lui, c’est en fait les valeurs qu’il exprime que j’affirme aimer moi aussi. On exprime des valeurs en aimant les personnes qui les représentent. Quand je dis « je l’aime », je dis : « j’aime les valeurs que je vois cet être représenter ». Du moins, je m’imagine qu’il représente ces valeurs. À tort ou à raison, je saisis de lui cet aspect. Une rencontre peut être agréable ou désagréable, engageante ou contrariante, délicieuse ou pénible. Tout dépend de la valeur qu’on repère dans ce qui est rencontré. Et de l’effet relatif que produit cette valeur sur nous. Les rencontres de personnes sont donc, en fait, des rencontres de valeurs. Et les valeurs, par leur rencontre, se contrarient ou se renforcent mutuellement. Elles se perçoivent en se trompant sans doute beaucoup et souvent. Mais elles se flairent. D’une façon presque animale. Il nous faudra revenir en détail sur la question de la valeur et poser la question : que signifie « valeur » ? (nous le ferons à l’Axiome 25).

Les valeurs que je crois voir dans la personne ne sont peut-être que dans mon imagination dont je serais, dès lors, la dupe. Oui, c’est possible. Et, si j’en venais à réaliser qu’il en va bien ainsi, j’éprouverais une désillusion. Combien de romans furent écrits pour raconter le phénomène de l’illusion suivie de désillusion ? Certains d’entre eux comptent parmi les plus importants de la littérature universelle. Je pense aux Illusions perdues tout autant qu’À la recherche du temps perdu : romans qui parlent de quelque chose de perdu qui était ce qu’il y avait de plus précieux pour un être. L’illusion, justement.

Avoir perdu quelque chose de précieux. Ou plutôt, non : avoir perdu quelque chose et constater que ce quelque chose est devenu précieux du fait même qu’on l’a perdu. Comme si cette chose tenait sa valeur de ce qu’elle n’est plus qu’un souvenir. Comme si elle tenait sa valeur de l’idée de la perte qui lui est maintenant associée (voir Axiome 46 : Ce qui est perdu devient désirable).

On voit cela souvent avec les morts. Telle personne qui nous était indifférente ou même ennemie, une fois morte, prend de la valeur à nos yeux. L’idée de ce qu’elle avait d’unique se laisse apercevoir maintenant que la personne est disparue. Est-ce qu’on ne la voyait pas auparavant ? Non, ce n’est pas exactement cela. Mais avant qu’elle n’ait disparu, elle combattait pour ses idées, pour ses valeurs. Et nous devions donc aussi limiter son influence afin d’affirmer nos propres valeurs. Elle combattait et nous avions à la combattre. Maintenant qu’elle a cessé de combattre, nous voyons ce qu’elle avait de précieux, car nous ne sommes plus pris entre deux exigences contradictoires. C’est ce que Tacite traduisait par : « on a une meilleure opinion des absents ». C’est, en effet, notre imagination seule qui a la charge de représenter les absents. Baltasar Gracian dit aussi, à sa façon imagée : « comme l’imagination a le désir pour époux, elle conçoit toujours beaucoup au-delà de ce que les choses sont en effet. » Nous aurons à examiner ce phénomène.

Mais je reviens à la question : cet aspect que j’aperçois en cette personne et qui forme, à mes yeux, sa valeur est-il réellement en elle ou bien est-ce, de ma part, une pure imagination ? Je la vois comme une personne qui exprime des valeurs : par exemple féminité, jeunesse, douceur acidulée, lubricité tendre, élasticité du corps, etc. Je la vois porteuse de valeurs que j’aimais avant de les voir exprimées par elle. Soit. Mais voilà que je me rends compte, progressivement, que d’autres la voient tout autrement que moi (par exemple, ils voient en elle une demi-prostituée dont la jeunesse dégoûte plus qu’elle ne séduit). D’autres détectent en elle d’autres aspects : son impudeur, sa sottise, sa gourmandise. Et tout cela est vrai, en un sens. Toutes ces impressions se produisent effectivement, ou sont susceptibles de se produire quand on observe cette personne. Gracian : « Tout est bon ou mauvais selon le caprice des gens ; ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre. C’est un insupportable fou que celui qui veut que tout aille à sa fantaisie. Les perfections ne dépendent pas d’une seule approbation. Il y a autant de goûts que de visages et autant de différences entre les uns qu’entre les autres. Nul défaut n’est sans partisan, et il ne faut point te décourager si ce que tu fais ne plaît pas à quelques-uns, attendu qu’il y en aura toujours d’autres qui en feront cas. »[1]

En somme, nous arrivons ici à un constat qui, depuis Platon, a constitué l’une des sources les plus fécondes de l’impulsion philosophique : la relativité des connaissances humaines, l’impossibilité de mettre hors circuit les sensibilités individuelles pour établir le socle d’une connaissance qui serait vraie universellement. Et la tentative, malgré tout, d’établir un pareil socle. La science, bien sûr, produit des connaissances de ce genre : des connaissances qui sont vraies pour tous. Mais elle doit s’accommoder du fait que ces connaissances sont fort éloignées d’être considérées par tous comme ayant la même importance, le même intérêt. Elle produit des connaissances de l’univers objectif. Mais chacun d’entre nous vit non dans l’univers mais dans un monde, dans son monde. Et ceci n’est pas vrai seulement dans notre culture, mais dans toutes les cultures. « On ne peut pas plaire à tout le monde » est ainsi une maxime qui vaut par-delà les cultures.

Je ne peux pas imaginer une civilisation, si différente de la nôtre qu’on puisse la supposer, dans laquelle chacun verrait toute chose comme son voisin. Ou alors nous n’aurions pas affaire à une civilisation d’êtres humains. Quand on nous dit « les Persans sont ceci ou cela », on néglige ce fait élémentaire – mais qui ne l’est pas pour les Persans – qui est que, justement, ils ne sont pas d’accord entre eux sur un grand nombre de sujets. « On ne peut pas plaire à tout le monde » est une idée qui a une valeur plus universelle que la diversité des cultures elle-même. Qui la transcende. Il faut donc distinguer deux genres de connaissances : tout d’abord, celles qui sont contenues dans la culture – très variables, changeantes, labiles. C’est celles auxquelles les épistémologues s’arrêtent lorsqu’ils nous parlent de relativisme. Ces connaissances s’apparentent à une forme de l’habitude : j’ai pris l’habitude de boire du thé vers cinq heures. J’ai pris l’habitude de penser que le mensonge est une chose honteuse (et, pour certains, cette pensée est si profondément incorporée qu’ils éprouvent effectivement une certaine honte si ils se voient contraints de mentir et, plus encore, peut-être, si ils sont amenés à le faire simplement par jeu, auquel cas ils éprouvent une sorte de « honte ludique », sentiment complexe). Et cette habitude qui est partagée créé une sorte de rituel social. L’habitude de boire du thé à cinq heures devient un trait social identificateur. Sur la base de ces rituels sociaux, il peut y avoir rejet de l’étranger, du lointain, lorsque ce dernier paraît posséder des coutumes, des formes d’actions, qui nous semblent incompréhensibles ou laides (car si nous pouvons nous laisser, à l’occasion, charmer par de l’incompréhensible que nous jugeons beau, il n’en va pas de même si nous le trouvons laid). Nous qualifions alors ces actions de « barbares » (la lapidation, par exemple, dans certains pays, vue d’autres pays). Et, se demande-t-on dans un louable effort de symétrisation du regard, n’est-on pas nous-mêmes dans le même rapport à l’égard de ces personnes que nous traitons de barbares ? N’est-on pas, à leurs yeux, tout aussi incompréhensibles et peut-être (nous répugnons davantage à l’admettre) tout aussi laids ? Cette connaissance correspond à ce qu’à l’axiome précédent on a appelé le côté « mesure de toutes choses » de l’homme.

Il existe un second genre de connaissance. Elle correspond à la connaissance contenue dans des règles comme « on ne peut pas plaire à tout le monde ». Ces règles sont plus universelles que celles de la physique. Car les lois de la physique, l’histoire des sciences le montre bien, peuvent provoquer le mirage d’un sentiment d’universalité et d’intemporalité alors même qu’elles sont, en fait, temporaires (ainsi de la physique newtonienne jusqu’à Einstein). Mais dans quelque monde humain que l’on puisse imaginer vivre, il est rigoureusement et à tout jamais impossible que tout le monde soit du même avis sur toutes choses. Et quand nous disons « on ne peut pas plaire à tout le monde », nous exprimons la conscience que nous avons de l’universalité de ce fait. Même si nous prononçons cette phrase mécaniquement, sans véritablement saisir l’ampleur et la profondeur de ce que nous disons, nous sentons qu’elle est vraie à un degré bien supérieur à ce que pourrait laisser penser son énoncé ingénu. La nature aime à se cacher et la sagesse aussi parfois aime à se cacher sous des dictons en apparence simples et évidents.

C’est d’ailleurs là, notons-le au passage, que se situe la principale raison de l’inanité des discussions sur la condition post-humaine (aussi nommé parfois « transhumanisme ») : on y réfléchit au changement des conditions d’existence de l’homme sous l’effet du progrès technique et on éclipse, du même coup, les invariants de cette condition. Dans un monde post-humain pas plus que dans un monde humain, les hommes ne seront jamais tous du même avis. Dans l’un comme dans l’autre, tous lutteront pour leurs idées, car ils n’auront en rien modifié leur essence.

Il se peut que les progrès des sciences et des techniques modifient, dans l’avenir, la situation de l’homme bien plus encore qu’ils ne l’on modifié au cours des deux derniers siècles. Mais la situation relative de l’homme (qui résulte de ses rapports à ses semblables), elle, restera, à jamais, inchangée. Or, c’est elle qui est à l’origine des affects.

On peut augmenter la durée de vie des personnes, leur capacité de mémoire, leur endurance, leur force physique, leur capacité d’interagir avec tel et tel ou tout ce qu’on voudra. Un homme, aussi considérablement augmenté qu’on le supposera être, en sera toujours ramené dans l’élucidation de son rapport à lui-même, au précepte de Spinoza : « c’est à cela surtout que nous devons apporter nos soins, comprendre, autant qu’il est possible, chacun de nos sentiments » (passage sur lequel nous reviendrons un peu à l’axiome suivant). Ce précepte n’est pas démodé. Il est indémodable car toujours et sur toutes choses subsisteront des différences d’appréciation entre les individus et lorsqu’ils chercheront à les comprendre, ces mêmes individus trouveront que ces différences reposent sur des sentiments. Il y a donc des préceptes indémodables. C’est ce que nous appelons des invariants. Le proverbe selon lequel « on ne peut pas plaire à tout le monde » exprime la connaissance d’un tel invariant qui transcende l’apparente diversité des situations humaines.

[1] Spinoza n’est pas d’un avis différent : « Autant de têtes, autant d’avis ; chacun va dans son sens ; il n’y a pas moins de différence entre les cerveaux qu’entre les palais. Les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau. »