Axiome 101

Axiome 101

Axiome 101.   Admirer quelqu’un comporte une part d’autocritique

• Les stoïciens aimaient rappeler qu’il y a dans le monde deux sortes de choses : celles qui dépendent de moi et celles qui n’en dépendent pas. Mais les idées que les autres se font sur moi appartiennent à une catégorie intermédiaire. Il serait inexact de dire qu’elles dépendent de moi. Inexact également de dire qu’elles ne dépendent pas de moi. Ainsi, la rhétorique stoïcienne, si assurée d’elle-même dans son impeccable robe logique, tombe, au premier pas qu’elle fait, dans un puits. Il existe des choses qui ne dépendent ni entièrement de nous ni entièrement des autres et cependant, en même temps, de nous et des autres.

Arrien grâce à qui nous connaissons les cours que donnait Épictète a composé une sorte de résumé de sa pensée qu’il a publié sous le titre de Manuel. Quelle est la pensée qu’il retient pour ouvrir toutes les autres ? Réponse : précisément la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas : « il y a deux sortes de choses, celles qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas ».

Si je produis un effet chez un être, un jugement qui le conduit à me mépriser, je peux dire que j’ai induit ce mépris par mon action. Le mépris qui est maintenant dans cette personne et qui me vise moi, est-ce quelque chose qui dépend de moi ou quelque chose qui ne dépend pas de moi ? Selon les stoïciens, cela ne dépend nullement de moi. Mais si j’ai provoqué quelque chose que j’aurais voulu éviter, j’enregistre comme un échec le mépris que je vois ou imagine chez l’autre. Je ne suis pas parvenu à prévoir à temps ce qui allait résulter de mes actions. Et ainsi, je suis doublement contrarié. D’une part, je le suis en raison du mépris que je devine et que je ne peux plus modifier. D’autre part, je le suis de découvrir que j’ai été incapable de prévoir cette issue. Et même, cette affliction est plus que double, car il vaudrait mieux dire que les deux tristesses (celle d’avoir déclenché le mépris et celle de s’être montré incapable d’en prévoir l’apparition) forment entre elles une sorte de dyade à l’intérieur de laquelle tournoie et s’amplifie le sentiment du malheur. De même que, dans le bonheur, nous sommes portés par un phénomène qui exalte la joie en miroir (parce que la joie présente semble indiquer aussi la probabilité de joies futures), dans le malheur, nous sommes enclins à amplifier le négatif par un processus exactement symétrique.

C’est pourquoi la méprisologie, la science du mépris, science de ce qui déclenche et entretient le mépris, pourrait être comptée comme une science humaine fondamentale. Méprisologie : cette science devrait se présenter comme une mise à jour des mécanismes du mépris. En étudiant ces mécanismes, il s’agit d’étudier, en fait, ce qui fait que la différence entre ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas n’est pas aussi tranchée que ne le pensaient les stoïciens. La méprisologie examine la façon dont je me détermine et définis dans l’autre : ce que nous avons appelé l’idéo-égologie. En s’intéressant à la dynamique du mépris, elle s’intéresse, en fait, à la dynamique de l’autre tout entier.

L’analyse philosophique de ce sentiment a été entreprise par l’écrivain italien Alberto Moravia dans un livre, Il disprezzo, qui fut aussi à l’origine d’un des chefs-d’œuvre du cinéma : le film de Jean-Luc Godard, Le mépris. Moravia ne fait aucune référence explicite à des courants psychologiques identifiés. Il met en scène le déchirement d’un couple consécutif à la naissance d’un sentiment de mépris dans la personne de la jeune femme. On voit ainsi le mépris suspendre puis détruire le pacte érotique qui lie les deux membres d’un couple. Dans ce pacte, tel qu’il nous est présenté, nous trouvons une figure assez classique de la soumission de la femme par le biais de l’admiration qu’elle porte à l’homme. Cette admiration comporte un élément d’instabilité qui provient du dédain que l’homme éprouve pour la femme. L’homme est ballotté entre son dédain et son amour. La femme est ballottée entre son amour et son mépris.

Tout le monde sait que les hommes sont ballottés entre des désirs contraires, mais Spinoza dit pourquoi il en est ainsi. Dans l’analyse spinoziste la fermeté d’âme, l’hégémonikon, qui est ce par quoi on cesse d’être ballotté de la sorte se confond avec la vertu qui sera précisément cette fermeté. Si on retient cette terminologie, l’absence de fermeté dans l’âme, la fluctuation, l’hésitation, nous devons l’appeler, logiquement : « vice ». Il y a vice là où la pensée hésite à se choisir elle-même. Et c’est à construire cette fermeté, si elle est absente, que sert la connaissance des sentiments que préconise Spinoza (comme nous l’avons vu à l’Axiome 4 : Les sentiments sont connaissables, mais difficilement). La fermeté d’âme équivaut non à une connaissance de soi, mais à une connaissance des valeurs auxquelles on est attaché et, par conséquent, des sentiments qui nous structurent.

Il résulte de cette analyse que l’admiration qu’on porte à quelqu’un est, simultanément, une interrogation sur son propre hégémonikon. Par cette interrogation, nous redoutons d’être affectés de quelque vice qui nous rendrait incapables d’atteindre ce que nous voyons qu’un autre a atteint. Ainsi, l’admiration comporte-t-elle toujours une part d’autocritique.

En établissant un tel axiome, nous n’entendons pas seulement indiquer une des sources de l’instabilité des sentiments, mais aussi souligner le rôle premier que peut avoir, dans ce processus, la fermeté d’âme, l’hégémonikon. Pourtant, cette fermeté ne saurait être créée dans le but de produire une stabilité des sentiments : la fermeté d’âme doit précéder et non suivre le sentiment. Ainsi les fluctuations des sentiments qui sont à l’origine de l’instabilité notoire des couples humains sont les conséquences d’un manque de fermeté d’âme non pas en tant que cette fermeté, si elle avait été imposée, aurait évité la dissolution du couple, mais en tant que si elle avait précédé la formation du couple, le couple en question ne se serait pas même formé. Autrement dit, c’est parce que le couple s’est formé dans la faiblesse et non dans la fermeté qu’il éclate ensuite pour des motifs qui lui sont apparemment extérieurs, mais qui, en réalité, se situent au cœur de l’hégémonikon de chacun des membres du couple.

La méprisologie se donne les moyens de détecter ces conditions. Mais elle doit aussi constater une situation encore plus complexe et ambiguë lorsqu’elle examine le besoin que les individus ont de haïr. Car le mépris n’apparaît plus alors comme un sentiment simplement négatif. Il se trouve, en effet, associé à ce qui est le plus positif pour l’homme : sa santé au sens de la possibilité d’affirmer des valeurs.