axiome 13
Axiome 13. La destruction créatrice est une intuition morale fondamentale
• L’intuition selon laquelle la vie est un processus de destruction créatrice est une des origines de la tonalité morale de certains sentiments. Telle sera, du moins, notre thèse. Les sentiments que nous disons moraux (fierté et honte, exaltation et abattement ou, pour parler comme Spinoza, joie et tristesse), proviennent de l’intuition que toute chose est soit croissante soit décroissante. Au fondement de la pensée morale se situe cette connaissance qui détermine les autres connaissances à titre d’intuition fondamentale. J’ai l’intuition que la vie est « destruction créatrice » (donc enchevêtrement de choses en croissance et de choses en déclin) et, du même coup, dans le mouvement même de cette intuition, j’ai conscience de la fragilité du devenir et, toujours dans le même mouvement, mon désir se tend vers certains devenirs plus que vers d’autres.
Indiquons brièvement la très grande généralité de cette intuition fondamentale en montrant les liens qu’elle peut avoir avec des sentiments éprouvés de façon courante dans la vie. Quand j’éprouve du plaisir à passer un moment avec telle ou telle personne, je sais que si ce moment prend fin j’éprouverais de la tristesse. Mon plaisir est donc, en partie, structuré par une intuition : je sais ce que cet instant a de précieux. Cette intuition, c’est celle du caractère changeant et donc soit croissant soit déclinant de tout ce qui est vivant.
Quand nous regrettons telle ou telle action que nous avons faite que nous regardons maintenant comme une erreur, ce que nous regrettons c’est le changement que notre action a induit dans un autre. Nous ne regrettons pas la parole que nous avons dite mais les effets que cette parole a pu avoir sur les sentiments qu’on nous porte. Le regret suppose donc, lui aussi, une intuition de ce qui est croissant ou décroissant.
Autre cas de figure : quand j’ai à me prononcer sur un sujet politique, par exemple sur la question de savoir si j’adhère ou non aux propositions de tel parti politique, si je les juge intéressantes ou nocives, etc. En m’exprimant sur de pareils sujets, j’ai conscience aussi, inévitablement, de l’idée des autres. Et donc, je n’exprime pas seulement mon point de vue mais aussi mon évaluation du point de vue des autres. Cette dernière évaluation se fonde sur l’intuition d’un devenir qui comporte l’idée de forces croissantes ou décroissantes et donc une certaine idée, même confuse, même obscurcie par de multiples rationalisations, de la notion de destruction créatrice. C’est ce que nous voulons signifier en parlant, au sujet de la destruction créatrice, d’intuition morale fondamentale.
Le principe de destruction créatrice, qui vient d’être énoncé, est donc vrai non pas seulement pour la vie en tant que phénomène biologique, mais aussi pour les structures qui sont sous sa dépendance. D’où l’importance du principe et le gain philosophique qu’il peut y avoir à le mettre au jour. Les sociétés humaines, par exemple, sont des structures qui sont régies par le principe de destruction créatrice. Les civilisations le sont également. Les alliances petites ou grandes au sein de ces sociétés. Surtout, nous l’avons indiqué déjà, mais nous allons y revenir, le processus de destruction créatrice s’applique aux sentiments. Spinoza, lorsqu’il dit qu’aucun sentiment ne peut être détruit si ce n’est par un autre sentiment plus fort que lui expose, dans son langage, le principe de destruction créatrice[1].
Ce processus se manifeste aussi dans ce que l’individu appelle sa vie, dans sa biographie. Par exemple, quand je me renforce après avoir surmonté une épreuve, je réalise en moi-même un tel processus. L’homme ancien, le moi ancien, meurt au profit d’un nouveau moi qui lui succède et qui est plus fort, plus robuste, plus vigoureux que l’ancien. C’est cette fois chez Nietzsche qu’on peut chercher les expressions les plus justes de ce phénomène. C’est en effet chez ce penseur que nous trouvons cette maxime brève, mais capitale : « A l’école de guerre de la vie – ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort »[2].
Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. Il y a beaucoup d’exemples qui vont, cependant, dans le sens contraire : des civilisations entières se sont effondrées après avoir été atteintes par des coups qui ne les avaient pas tuées. Des blessures qui semblaient petites d’abord et faciles à surmonter s’avérèrent mortelles. Si bien qu’il semble qu’il s’agisse plutôt, avec cette maxime, de la part de Nietzsche, d’une sorte de déclaration de principe exagérément confiante ; un optimisme chez lui inhabituel. Parfois, oui, l’obstacle rencontré me rend plus fort. Il m’aguerrit. Et si bien d’ailleurs que je finis par louer l’obstacle lui-même. Je croyais avoir affaire à une force destructrice, mais je me trompais. En fait, non. C’est même tout l’inverse. Ce que je voyais comme une douleur semblable à la mort était, en fait, la condition d’une renaissance. Et le nouvel état est plus fort que l’ancien et préférable à lui. J’y ai vu un obstacle, mais il s’agissait d’une force. Ce retournement est le mouvement même de la vie. C’est l’application morale de cette faculté de changer de point de vue et d’adopter finalement le point de vue de la situation où on se trouve.
Une destruction, même regrettable, peut ainsi être suivie de conséquences qui seront louées. Goethe, lui aussi, a senti ce corollaire du principe fondamental du remplacement de toutes choses : « produire est certes toujours ce qu’il y a de mieux, mais même la destruction n’est pas sans conséquences heureuses. »[3]
Ce fait psychologique fondamental du retournement de la faiblesse en force, Tocqueville l’a également repéré. Ainsi écrit-il dans De la démocratie en Amérique : « On a remarqué que l’homme dans un danger pressant restait rarement à son niveau habituel ; il s’élève bien au-dessus ou tombe en dessous. Ainsi arrive-t-il aux peuples eux-mêmes. Les périls extrêmes, au lieu d’élever une nation, achèvent quelquefois de l’abattre ; ils soulèvent ses passions sans les conduire et troublent son intelligence, loin de l’éclairer. […] Mais il est plus commun de voir, chez les nations comme chez les hommes, les vertus extraordinaires naître de l’imminence même des dangers. »[4]
D’autres ont, prenant, pour ainsi dire, les choses en sens inverse, aperçu une autre conséquence de la même loi. Ainsi, le Cardinal de Retz, sans y souscrire lui-même, attribue-t-il à Cromwell cette formule : « on ne monte jamais si haut que lorsqu’on ne sait où on va »[5], laquelle n’a de sens que sur le fond du phénomène dont nous venons de parler. En effet, c’est quand on détruit sans savoir ce qui en résultera, sans plan établi, sans programme défini qu’on se trouve exposé aux plus riches possibles. Nous avons donc une série d’expressions tirées de contextes assez variés et exprimant toutes la même chose. La Rochefoucauld : « Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice ». Et dans la culture théologique, nous trouvons la même idée : « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. » Idée, donc, que quelque chose doit être détruit pour qu’autre chose paraisse. Dans le domaine de l’art, nous voyons aussi cette intuition s’exprimer : « l’art est une blessure qui devient lumière » dit Georges Braque. Nassim Nicholas Taleb a identifié, sous le nom d’antifragilité le concept même de ce retournement[6].
Et la culture populaire, laconique et proverbiale, n’est pas en reste, elle qui déclare sans ambages : « à quelque chose malheur est bon ». Voilà un parfait exemple d’une connaissance profonde du sentiment, de ses tours, de ses détours, de ses paradoxes, dissimulée sous l’aspect en apparence banal, accessible à tous, ne demandant pour être compris aucune préparation ni aucun entraînement particulier, d’un simple adage. On ignore tout à fait l’origine du proverbe. Pas d’auteur. Pas de système de justification, pas d’argumentation, pas d’exemples qui viendraient en attester la validité. Rien de tel. Et cependant on aurait tort de conclure de l’absence de ce qui, traditionnellement, constitue la force d’une expression (le fait qu’elle résume des argumentations et des observations) à la fragilité épistémologique de l’expression en question.
Mais parfois, disions-nous, c’est l’inverse qui se produit : la destruction créatrice est l’annonce d’un effectif déclin. Et il est impossible de savoir, a priori, si on est dans le premier ou dans le second cas de figure. Si bien que tout cela est laissé aux soins de notre superstition, toujours très prompte à s’emparer de la moindre incertitude sur le devenir[7]. Dans le jeu infini de la vie, des gains et des pertes s’entre-pénètrent sans qu’il soit possible de déterminer les lois exactes de ce phénomène de croissance et de déclin. Mais, dans un cas comme dans l’autre, qu’on soit du côté du gagnant qui se fortifie ou du côté du perdant qui décline, le phénomène prend ancrage dans la loi qui en est la condition et l’intuition qui nous fait connaître cette loi : la destruction créatrice.
Celui qui est engagé dans ce processus (c’est-à-dire tout un chacun) doit déterminer la valeur relative de ce qui advient et de ce qui disparaît. Si c’est du côté de ce qui disparaît que lui semble être la valeur la plus haute, alors, il éprouve de la nostalgie, du chagrin, du remords, de la mélancolie. Si c’est du côté de ce qui apparaît, il éprouve, dans les mêmes circonstances, de l’exaltation, de l’enthousiasme, de l’euphorie, un sentiment de confiance et de force. Les mêmes événements sont chargés de vigueur ou de désespoir selon le point de vue par d’où ils sont vus. Celui qui est du côté où va la victoire sent la vie s’intensifier tandis que celui qui est du côté de la défaite sent la vie perdre en intensité. L’un monte, l’autre descend. L’un voit le futur lui sourire, l’autre voit le même futur l’enfermer comme dans une tombe.
Ce qui provoque, chez l’homme, des émotions de nature morale (la peur du loup, de l’ours, du noir ne sont pas des émotions que nous nommons « morales », mais la peur de la déchéance, de la mort, du déclin sont, elles, des émotions morales[8]), est le fait d’avoir à se prononcer soit en faveur de ce qui est créé soit en faveur de ce qui est détruit.
On peut en trouver une illustration dans les processus de création ayant une portée économique dans lesquels on voit se développer les mêmes principes. La création d’un nouveau procédé industriel entraîne, à plus ou moins long terme, la destruction du procédé ancien. Et ceux dont la vie tenait à l’ancien procédé se sentent exclus et rejetés. Comme s’il ne suffisait pas à la vie de se savoir mortelle, il semble qu’il faille encore que dans le but d’éprouver de façon plus intense le sentiment de la vie, on n’ait de cesse d’enterrer plus vite ce qui fut afin de le remplacer par autre chose. L’euphorie du sentiment de la vie s’éprouve dans le processus de destruction de la vie ancienne. Ainsi là où il y a ivresse de la vie, là où la vie éprouve le sentiment de sa puissance créatrice, une autre vie éprouve, au contraire, le sentiment de la diminution de sa propre puissance. Là où quelque chose triomphe, quelque chose périclite. Là où quelque chose s’affirme, quelque chose décline. Là où quelque chose s’érige, quelque chose s’effondre. Et ce double mouvement est le mouvement même de la vie. Irrésistible. Plus puissant que toute chose vivante. Essence, en ce sens, de tout processus vivant et notamment des sentiments et des phénomènes moraux qui seront considérés ici comme des phénomènes vivants parmi d’autres.
Mais revenons à l’axiome que nous voulions ici établir. Les implications de la notion de destruction créatrice atteignent non pas seulement la simple intuition de ce qu’est la vie pour l’homme, mais aussi le sentiment moral, disions-nous dans cet axiome. Pour démontrer cet axiome, il nous faut montrer (c’est ce que nous ferons dans le prochain axiome) que la part de cette conscience que nous nommons généralement « sentiment » est elle aussi concernée par le principe de destruction créatrice. En d’autres termes, la destruction créatrice n’est pas seulement une déduction tirée d’observations multiples, c’est aussi la forme immédiate sous laquelle nous vivons le sentiment.
[1] Spinoza, Éthique, IV, 7 : « Un sentiment ne peut être contrarié et supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier ».
[2] C’est dans Le crépuscule des idoles qu’on trouve cette mention, dans la section intitulée « Maximes et flèches ».
[3] Johan Wolfgang von Goethe, Maximes et réflexions, 1833.
[4] Alexis de Toqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.
[5] Cardinal de Retz, Mémoires, 1717 : « Je vous entends, me répondit le président de Bellièvre, et je vous arrête en même temps pour vous dire ce que j’ai appris de Cromwell (M. de Bellièvre l’avait vu et connu en Angleterre) ; il me disait un jour que l’on ne monte jamais si haut que quand l’on ne sait où l’on va. – Vous savez, dis-je à M. de Bellièvre, que j’ai horreur pour Cromwell ; mais, quelque grand homme que l’on nous le prône, j’y ajoute le mépris si il est de ce sentiment : il me paraît d’un fou. »
[6] Nassim Nicholas Taleb, Antifragile : Les bienfaits du désordre, 2013.
[7] Nous nommons ici « superstition » tout ce qui relève de l’évaluation prospective du devenir pour autant que celle-ci soit réalisée à partir de signes considérés comme pertinents sans que cette pertinence soit elle-même mise en discussion.
[8] Ce qui signifie, notons-le au passage, que la peur du loup n’est pas la peur de la blessure ou de la mort qui pourrait suivre d’une rencontre avec un animal sauvage et féroce. Nous appelons « morales » les émotions qui se comprennent par référence à l’intuition de la destruction créatrice.