Axiome 110
Axiome 110. Conserver le pouvoir repose en partie sur un art subtil d’entretenir la discorde
• Notre pouvoir n’existe que du fait de la discorde de nos adversaires. L’art d’entretenir la discorde est un art aussi difficile que celui qui consiste à conserver le pouvoir. Et pour cause : il s’agit, en fait, d’un seul et même art dont la compréhension nous ouvre une voie d’accès au sens et à l’origine de la politique. Pourquoi y a-t-il de la politique ? Parce qu’il y a de la discorde, au moins potentielle, entre les hommes (voir Axiome 105 : L’indifférence est le sentiment de l’absence de passion commune). Le fait que les hommes ne jugent pas tous des choses de la même façon est l’origine vraie de la politique. Dès lors qu’il y a discorde, une fonction sociale se trouve créée : la fonction non pas d’apaiser cette discorde, mais de la réguler.
C’est pourquoi le proverbe selon lequel il faut « diviser pour régner » énonce une parfaite trivialité. C’est, en fait, parce que les hommes sont naturellement divisés qu’il y a nécessité de régner, nécessité d’arbitrer. « Voici ce qui caractérise, par excellence, l’espèce humaine : la nature a placé en elle le moyen de la discorde et voulu que sa propre raison en tire la concorde ou du moins ce qui en approche constamment, »[1] explique Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique.
L’axiome signale, en même temps, les limites de la pensée anarchiste. Cette dernière reconnaît à chaque entité d’un groupe la même légitimité à faire valoir ses conceptions. Il s’agit donc, en un sens, d’une pensée ultra-démocratique. Mais elle ne voit pas que cette idée, en elle-même, débouche sur le conflit et que l’apaisement du conflit ne peut être obtenu que par un arbitre. Donc, par un pouvoir. Enlevez le pouvoir, il revient de lui-même. Le proverbe « diviser pour régner » ne fait donc que conseiller, à celui qui craindrait de perdre le pouvoir, de faire usage du moyen le plus sûr pour le conserver qui consiste à réactiver ce qui est la justification même du pouvoir : les divisions entre les hommes.
Derrière le proverbe, nous trouvons une profonde et très simple vérité. Le proverbe n’est qu’une façon d’étiqueter cette vérité, de marquer son territoire, de signaler le fait qu’elle est identifiée, qu’elle est connue. Mais connaître cette vérité par le proverbe ne signifie pas en percevoir l’origine anthropologique profonde. Il y a, entre ces deux connaissances, la connaissance du proverbe et la connaissance des conditions anthropologiques qui en sont les racines, une différence du même type que celle que signale Spinoza entre la connaissance comme croyance vraie et la connaissance comme savoir vrai. La démarche axiomatique tente de remonter aux sources de ces connaissances qui sont contenues jusque dans les proverbes et dans toutes les strates de la culture populaire (comme les chansons populaires). En remontant à ces sources, nous éclairons la nature de ce qui avait été encapsulé dans le proverbe sans qu’on ait su alors très bien en quoi la connaissance contenue dans le proverbe pouvait être exacte. Par là, l’axiomatique des sentiments se présente comme un dévoilement épistémologique des connaissances généralement nommées « morales ».
[1] Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1898.