Introduction

« À tous les niveaux de civilisation, depuis les temps les plus reculés, l’une des préoccupations fondamentales de l’homme a été la recherche de ses origines [1]. »

Actualité de la question des origines

Il n’est pas de culture qui n’ait soulevé la question de ses origines. Mieux : cette question a toujours reçu une réponse. Toutes les cultures que nous décrivent les anthropologues possèdent, en effet, des récits d’origine. Des histoires y disent d’où viennent les choses, les animaux et les plantes, etc.

Notre société ne fait pas exception à cette règle. Elle se distingue même par la pluralité des discours d’origine qui y circulent. De quel pouvoir est donc investie la question de l’origine pour recevoir un sens par-delà les différences de cultures et d’époques ? D’où vient que la question de l’origine soit si universelle, si partagée, si constante derrière l’infinie variété de ses manifestations ?

Qu’on scrute l’horizon par un frais matin le long d’un chemin de campagne, distinguant ici une grange, là quelques arbres se détachant sur un ciel pâle, ici un chemin bordé d’herbes, là encore un nuage potelé, joufflu, guilleret, jouant avec son ombre, et peut surgir à l’improviste la question : comment tout cela s’est-il constitué ? Or la réponse est aussitôt multiple : on entrevoit non pas une, mais plusieurs façons d’y répondre. Cette grange fut un jour le projet d’un paysan, ces quelques arbres sont le reste d’une forêt et ce chemin fut peut-être, il y a longtemps, le point de passage d’animaux qui allaient boire à la rivière voisine.

Mais que sais-je, au fond, de l’histoire qui a construit ce paysage ? Elle pourrait être tout autre que celle que je viens d’imaginer. Peut-être les anciennes légendes qui en parlent comme de la création due à l’action bienveillante d’un Dieu ne sont-elles pas absurdes. Ou peut-être, à l’inverse, est-ce la question qui devrait être déclarée absurde tant il paraît impossible de lui donner une réponse univoque.

En tout état de cause, il semble d’emblée que le questionnement sur l’origine doive déboucher sur une histoire – une narration. À la question de l’origine, aucune équation ne répond, seule le peut une narration. Celle-ci peut prendre des formes variées. Mais c’est toujours, au moins à première vue (cette affirmation devra être nuancée), une narration qui doit faire sortir l’origine de son énigmatique obscurité. Nul ne peut dire qu’il connaît ses origines si elles ne lui ont pas été racontées.

Il existe toutefois des narrations de plusieurs types. Par exemple, on peut distinguer les narrations scientifiques des narrations mythiques. Le mot « narration » se décline ainsi lui-même selon une variété de modalités épistémologiques.

Ce que nous voyons surgir dans cette multiplicité de styles de réponses possibles à la question de l’origine de ce qui est là, devant nous, a son pendant dans la culture. Cette pluralité de vues sur l’origine est, en effet, une des caractéristiques de la question de l’origine et la contrepartie du fait que cette question ne peut jamais, à proprement parler, trouver une réponse arrêtée, absolument définitive.

Si, fréquemment, on voit s’engager des luttes pour contraindre autrui à souscrire à une certaine conception des origines ou pour lui interdire, au contraire, d’adopter telle ou telle autre conception, c’est précisément parce que cette question appartient au domaine des questions indécidables. Et, réciproquement, il n’est pas possible de clore la question parce qu’un ensemble varié de réponses peuvent lui être apportées.

C’est pourquoi la question de l’origine se prête à tant de controverses. Mais qu’est-ce qui encourage ces disputes ? Ces interminables combats reposent sans doute sur l’existence d’une pluralité de réponses possibles jointe à l’ignorance de la nature profonde de la question posée. Car chacune se juge sûre de sa légitimité propre, tout en étant incapable de réduire celle d’autres façons de répondre à la question de l’origine, et toutes se perdent pour finir dans de stériles arguties.

Dès lors, ne faut-il pas éclairer ces controverses par une analyse de la notion d’origine, en dégageant la typologie qui la sous-tend ? Voilà qui constituera précisément l’objet de ce livre. On cherchera à faire apparaître les enjeux tout autant que les limites des méthodes d’analyse que suscite la notion d’origine.

Ce faisant, nous examinerons le « concept » d’origine. Ce concept est mobilisé dans de nombreuses discussions contemporaines, non seulement philosophiques, mais également politiques. Et il est facile d’en comprendre la raison.

La mondialisation, phase de l’histoire universelle dans laquelle nous vivons, se présente assez souvent comme un défi aux origines. Dans son sens politique courant, le mot « origine » indique, en effet, une intention de particulariser, de distinguer, de discriminer, voire de contrôler l’origine. C’est pourquoi certains rejettent l’origine, tandis que d’autres la revendiquent. Certains la conspuent, tandis que d’autres l’encensent. Certains la réclament, tandis que d’autres la redoutent. C’est une autre dimension du caractère controversogène de la question et l’actualité témoigne chaque jour que le prix à payer d’une incompréhension de la nature fondamentale de cette question pourrait être élevé.

Quoi qu’il en soit, ce que nous voyons surgir dans le débat politique, de façon récurrente (car les analogies avec telle ou telle autre époque au cours de laquelle se posaient des questions analogues ne manquent pas), est l’aspect le plus superficiel d’une problématique extrêmement profonde. C’est la partie immergée d’une immense question qui traverse toutes les disciplines et toutes les époques. C’est cette question que nous voulons soulever : soit la question des origines dans toute sa généralité. Qu’est-ce qu’une origine ? Et d’où vient que cette question soit si puissamment active épistémologiquement mais aussi politiquement, socialement, culturellement ?

Et, puisqu’il existe plusieurs façons de parler de l’origine, commençons par demander : combien en existe-t-il au juste ? À cette question, voici ce que nous répondrons : il existe quatre façons de parler de l’origine, quatre façons de construire des discours d’origine.

Il n’entre pas dans le propos de cette enquête de dire quelle est la meilleure ou la plus vraie des façons de parler de l’origine. Mais seulement de souligner l’importance épistémologique de ce seul constat : il existe un nombre fini (et relativement limité) de façons de parler de l’origine. Autrement dit, il existe un nombre restreint de structures possibles pour former des discours d’origine. Nous ferons l’inventaire détaillé de ces structures dans le cadre de ce que nous nommerons une « originologie » entendue au sens de discours sur les discours d’origine. Les débats récurrents entre créationnisme et évolutionnisme trouveront, dans cette originologie, les motifs réels du malentendu qui les condamne à rester stériles.

Mais il nous faut d’abord faire un détour par la question qui, à elle seule, résume l’ensemble des problématiques d’origine. Elle a l’avantage d’ouvrir toutes les voies possibles de réponses sans en fermer aucune. Elle se présente de la façon suivante : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?


[1] A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, tome 1 : Technique et Langage, Paris, Albin Michel, 1964.