Article de François Busnel, L'express, Août 2002.
Le double jeu de l’amour
par François Busnel
Les pièges et les plaisirs de la passion auscultés par un biologiste-philosophe. Intelligent et drôle.
Il faut un certain culot pour oser se lancer, aujourd’hui, dans un traité sur la passion amoureuse. Non que tout ait été écrit sur le sujet, bien au contraire, mais la tentation de percer ce qui restera sans doute à jamais l’un des plus grands mystères de la création conduit trop souvent ceux qui s’y essaient à aligner poncifs et clichés ou à répéter les analyses de quelques glorieux prédécesseurs: Platon, Ovide, Stendhal, Roland Barthes, pour ne citer que les plus originaux.
Reste l’humour. Et Pascal Nouvel, jeune biologiste devenu professeur de philosophie à la très sérieuse université Paris VII-Denis-Diderot, manie avec une finesse et une élégance rares cet ingrédient indispensable au déploiement de l’art d’aimer.
C’est précisément ce qui fait de son petit livre un authentique bijou et non l’une de ces camelotes ordinaires estampillées métaphysique de supermarché.
A quoi ressembleront les fragments d’un discours amoureux du XXIe siècle? A une conversation entre un homme et son clone, ce demi-frère aujourd’hui virtuel qui pourrait bien devenir réel un de ces quatre matins. Or le propre du clone est d’être désynchronisé: c’est notre jumeau, certes, mais il est plus jeune que nous. Et donc moins expérimenté. Cet argument scientifique est ici prétexte à une discussion à bâtons rompus autour de ce nuage qu’on appelle l’amour.
Un narrateur, visiblement épuisé par les épreuves sentimentales, égrène anecdotes et comptines et pose les bonnes questions: pourquoi aimons-nous séduire? Comment déclencher le désir chez l’autre? La femme évalue- t-elle la qualité de son amant à travers la capacité qu’il a de lui faire éprouver de la jouissance? La fidélité nuit-elle à la volupté? Et la morale dans tout ça? Il ne prétend pas échafauder une théorie inédite sur le sentiment amoureux, encore moins donner des recettes, mais se contente de décrire un état dont chacun a pu apprendre quelles étaient les phases successives. Loin des discours convenus, il cherche à comprendre ce qui se passe quand on aime – ou quand on croit aimer.
Pascal Nouvel est un malin. Parce qu’il juge certains des philosophes contemporains «parfois pompeux», il a donné à sa Conversation… le ton d’une parodie de la (très à la mode) sagesse antique. On sourit, on grince, on s’esclaffe, bref on découvre qu’il est possible de disserter sur l’amour sans pontifier ni jargonner. Mais l’originalité du discours de Pascal Nouvel tient à l’opposition qu’il établit entre les deux seuls concepts de ce livre particulièrement littéraire: l’instinct démoniaque et l’instinct destinal. «Le démoniaque résulte de tout ce qui relève de la séduction, du plaisir immédiat, de la jouissance; le destinal désigne tout ce qui relève d’une préoccupation du devenir, de l’inquiétude sur la pérennité du sentiment, sur son avenir.»
Le sentiment amoureux naîtrait ainsi du combat ou de l’association de ces deux instincts fondamentaux. Car si l’amour pose problème, explique Nouvel, c’est que se défient en permanence le désir de plaire et l’envie de durer, le provisoire et l’éternel. La passion amoureuse n’a qu’un ennemi: le temps. Conçue pour l’instant, elle doit affronter la pérennité; l’angoisse du devenir rattrape bien vite le bonheur de l’union. Ainsi sommes-nous tantôt possédés par l’instinct démoniaque (ah! céder à l’attrait de bras nouveaux), tantôt roulés par l’instinct destinal (figeons donc nos sentiments dans un contrat… de mariage).
Comment sortir de ce dilemme? En commençant par reconnaître son existence. Pascal Nouvel fait partie de ces – rares – penseurs pour qui l’unique raison d’être de la philosophie est de transformer les faiblesses en forces. Sa petite philosophie de l’amour y parvient, qui conduit à admettre que la passion amoureuse n’est pas cette fatalité sans remède qui écrase après avoir exalté, mais aussi un élément modifiable de l’existence.
A une époque où plus personne n’ose défendre l’art d’être libre, où les tristes figures se méfient des fulgurances et leur préfèrent la prudence, ce bref traité dépourvu de chichis et de bla-bla est une salutaire bouffée d’oxygène.